Ni juriste, ni leader, ni engagé dans un projet de transition écologique ou sociale, je me suis pourtant passionné pour la lecture du rapport L’entreprise engagée face aux défis du XXIe siècle, publié par le Club des juristes et rédigé par Isabelle Kocher, Béatrice Parance et Anne Stévignon.
Je m’y suis intéressé en me disant qu’il me donnerait une perspective « vue d’en haut » sur la responsabilité de l’entreprise en France ces jours-ci face aux défis actuels, environnementales et sociales. J’appréhendais que l’abordage soit surtout juridique, et franchement je me suis trompé, même si la partie IV vient poser des bases juridiques des solutions esquissées. J’ai apprécié le lire, beaucoup plus que je le pensais. J’ai appris des concepts. Je l’ai trouvé constructif autant que disruptif, très positif, avec un curieux mélange entre démarche très rationnelle autant qu’une passion humaine pleine d’espérance. Une analyse instructive de la complexité du contexte actuel, aussi. J’ai supposé que cela pourrait accompagner l’aspiration de beaucoup en France, celle d’aller chercher sa ligne de conduite dans ses convictions humaines, grâce à un cadre juridique qui valoriserait les efforts entrepris pour peu qu’ils soient un engagement pour l’avenir “future proof”.
D’abord, le rapport donne … le tournis, vraiment ! Le registre du mouvement est présent tout au long et je suppose que cela a été fait délibérément, pour inciter et valoriser le mouvement, avec le constat d’un “droit fondé aujourd’hui sur l’explicitation de limites, qui convenait à une situation vue comme statique”, pour aller “vers un droit adéquat dans un contexte dynamique, un « droit de l’engagement »“.
D’autres extraits: “vitesse de transition”; “mettre les humains en mouvement”, “dynamique des territoires”, “c’est une danse” , “d’embarquer dans ce mouvement leurs actionnaires”; ” la dynamique, le mouvement.” , “le mouvement permanent du balancier”, “faire émerger des règles du jeu qui favorisent le mouvement “.
Ensuite, j’ai beaucoup appris dans cette définition d’”engagement pour le futur”, avec ce terme “future proof” souvent utilisé, et cette dimension prospective. Je me dis que c’est comme si le monde économique devait considérer un changement de référentiel, dans lequel le bon comportement serait d’être dans le mouvement, suivant un engagement sur le long terme, plutôt qu’à la “recherche de la performance immédiate” des marchés, conséquence d’analyses de risque qui se veulent dans le contrôle d’abord, mais souvent juste un faux-semblant de contrôle. J’ai trouvé très intéressant cette proposition de mesurer le succès d’une entreprise via sa vitesse de transition comme “proxy”, avec ce diagnostic que c’est “tout le système qui est en cause”. L’argument de ne pas fustiger les entreprises les plus émettrices actuellement, dont nous profitons souvent tous, si elles ont une démarche de transition active et une ambition d’aller aussi vite me semble pertinent.
Ce que je trouve disruptif, et bien justifié, c’est cette invitation à l’action avec un cap sur le long terme, de manière risquée, autant que raisonnée, dans “un système est saturé de reporting et d’indicateurs, mais manque paradoxalement de points de repère”. Je crois que j’aime bien aussi ce mix entre une intention d’ingénieur autant qu’humaine dans cette proposition de mesure objective du succès de l’entreprise, qui “redonnerait de la fierté“.
“Mettre l’accent sur la vitesse de transition et les moyens consacrés redonnerait de la fierté et changerait la donne.”
“L’engagement est impossible à dissocier de la notion de contribution à la prise de risques.”
“La posture de responsabilité conçue comme un engagement pour le futur est par construction une posture qui amène à un regard qui embrasse plus largement les problématiques du monde, génère plus de capacité à entrevoir ce qu’il est nécessaire d’inventer pour l’avenir, et aussi à détecter plus certainement ce qui doit changer.”e système est saturé de reporting et d’indicateurs, mais manque paradoxalement de points de repère
Je crois qu’aller chercher dans nos émotions (humaines) la bonne justification pour agir est bienvenu, à l’heure des décisions supposément objectives, basées sur une science des données/IA qui se veut rationnelle et objective.
J’ai apprécié la définition du leader engagé comme “au jeu de go, un pion parmi les autres, mais au centre du plateau de jeu” plutôt qu’un roi ou reine d’échecs, ou bien ce “nécessaire courage face aux renoncements et arbitrages à engager, une intégrité qui leur permet de tenir le cap de ce qui leur semble « juste », et une part d’humilité qui fait d’eux des leaders « serviteurs » d’un bien commun qui dépasse leurs trajectoires personnelles.”
Je comprends que derrière la définition de leader, il y a surtout l’idée de quelqu’un de bonne foi, partie prenante dans la résolution des défis. Une définition un peu idéalisée ? Mais peu importe. Ce qui est appréciable, c’est cette sensation de témoignage sincère de bonne foi, un partage de point de vue autant que de convictions profondes.
“Coopération et vision sont indissociables, l’une découlant de l’autre et réciproquement. La vision est à la fois le fruit de la coopération et le moteur de sa réalisation.”
Je pense que c’est très vrai, mais là encore, peut-être un peu idéal. La question du partage de valeur aurait pu etre plus approfondie. En fait, je pense que c’est peut-etre là que le bât blesse. Si beaucoup peuvent s’accorder de bonne foi sur une vision, le bon partage qui permettrait une bonne coopération restent un idéal il me semble, que ce soit entre personnes, entre équipes, entre équipes de différent pays, Une coalition se crée, le partage de la valeur devient une philosophie que l’on élabore ensemble. Je reste dubitatif, mais j’y penserai encore!
Pour autant je valide l’importance de la coopération, et le besoin d’une vision partagée d’un avenir désirable. Ayant travaillé dans de grandes entreprises, je connais bien la problématique de l’information en silo et du défi de convaincre sur de grande échelle. Mais je crois que c’est difficile à résoudre, sans une disruption assez forte dans les organisations au sein des entreprises.
Mais il y a un défi interculturel difficilement résolvable pour ce que j’ai pu voir, en terme de génération, de distance géographique, qui se complexifie d’autant plus que la distance s’agrandit. Je pense que pour profiter des bénéfices d’une vision partagée, le réancrage dans les territoires sera une nécessité, plutôt que la globalisation des multinationales qui montre ses limites.
J’ai lu avec intéret l’analyse sur les freins actuels de la transition, les limites des “règles du jeu en place”. Cette “tragédie des horizons”; entre l’horizon long terme des engagements nécessaire et le court terne de l’horizon d’investissement. La bonne dimension territoriale des coopérations, qui doivent être à la fois locales et internationales. Pour l’avoir vécu personnellement, je partage le constat sur le défi organisationnel et culturel des grandes entreprises multinationales. Je suppose possible que dans un certaine horizon, elles se démantelent, chaque entité régionale devenant autonome, dans l’intéret de tous.
Le diagnostic de la spécialisation des acteurs m’a tout autant intéressé, au sein de l’entreprise dans une logique d’optimisation mais aussi entre entreprises pour des raisons de risque plus facilement modélisable d’un point de vue financier. Je crois que c’est aussi vrai d’un point de vue de la personne, et un frein important du changement.
Toutes ces considérations laissent penser que c’est un sacré défi “sociale” à travailler sur le fond, qui va probablement bien au-delà de la meilleur des visions. Mais c’est une question posée et répondue en partie IV, avec la notion de mission.
Pour terminer, différentes solutions juridiques sont proposées pour formaliser ce droit à l’engagement, via une évolution d’outil juridique européen existant, la CSRD comme la taxonomie, une modernisation du devoir de vigilance, Franchement ce sont des sujets que je ne maîtrise peu, mais je comprends que la réflexion sur ce “droit de la mission” a pour but la mise en place de ce cadre juridique qui valide cette invitation à l’engagement. Je comprends que c’est très ambitieux, “c’est tout un édifice qu’il faut revoir : bâtir un système aussi puissant et cohérent que l’ancien, mais adapté à nos enjeux actuels”. Ce serait donc une réforme profonde du système mis en place, afin de faire un “capitalisme moderne à l’européenne”, via la définition de ce statut E-corps.
Je comprends que c’est une réforme profonde non seulement du droit, mais aussi de notre manière de penser et d’agir, en lien avec cette invitation générale au mouvement. Je pense que développer une spécificité européenne est une très bonne idée. L’analyse m’a semblé très exhaustive, avec cette importance de la vision et de la collaboration, et en mettant la “responsabilité sociale” de l’entreprise au centre. Je pense qu’on a aujourd’hui définitivement besoin d’un message comme cela.
J’avoue que je serais très intéressé de participer à développer ces outils qui pourraient permettre cette bonne mesure du succès, ce “score de transition, qui mesurerait la vitesse de déplacement de cette entreprise vers un avenir soutenable”, comme dit plus bas. Il est question d’une “’agences de notation dont la vocation serait précisément d’évaluer les risques et les opportunités de transition des entreprises, ainsi que leur dynamique future probable ?” Ne pas hésiter a me contacter!
“La société à mission se doit de résoudre un problème social ou environnemental clairement identifié. Pour garantir le sérieux de la démarche, les objectifs fixés sont censés être précis et les statuts doivent définir les modalités de suivi de l’exécution de la mission.”
“Toutefois, le droit est structurant, car il définit les obligations auxquelles les entreprises et les investisseurs doivent se soumettre en matière de publication d’informations. La réflexion sur l’évolution de la représentation du succès a donc bien une dimension juridique, qui vise à ce que les obligations de publications soient adaptées aux analyses que déploieraient ensuite d’éventuelles agences et les acteurs eux-mêmes. “
“Il s’agit donc de développer des outils qui réussissent à comparer ce qui est comparable, délimiter les bons périmètres d’émissions, trouver les frontières pertinentes des sous-secteurs, et ce pour toute l’économie. Cela demande un travail très fin soutenu par une expertise carbone et industrielle, mais c’est possible, et de plus en plus probant, avec la masse de données extrafinancières qui peut être obtenue si la réglementation cible bien les sujets les plus importants.”
“N’y aurait-il pas moyen de « faire du judo », c’est-à-dire mettre la puissance de cet outil de la gestion indicielle au service de la transition vers un futur soutenable ? Élaborer les indices non pas en fonction de la valeur des entreprises aujourd’hui, mais en croisant leur valeur avec une sorte de score de transition, qui mesurerait la vitesse de déplacement de cette entreprise vers un avenir soutenable ?”
Toute ces définitions et invitations sont convaincantes, pour toute personne consciente des défis. Mais pour l’indécis, celui qui n’y croit pas, qui ne veut pas voir la réalité de ces problèmes ? A-t-on le droit à la passivité, à l’inaction ? Jusqu’à quel point le droit doit-il être structurant ? N’y a-t-il pas une question de liberté derrière ? Je me suis demandé si formaliser la conviction et l’engagement dans un cadre juridique était possible absolument, sans être une atteinte à la liberté ? Comme indiqué, “les entreprises engagées ne sont pas mues d’abord par le fait que le droit crée des incitations d’une manière ou d’une autre, mais bien par ce que c’est leur ADN, leur culture, leur motivation profonde”, cela m’a rappelé Antigone, dans l’oeuvre d’Anouilh. N’est-elle pas une allégorie d’eux aussi. de cette responsabilité conçue comme un engagement pour l’avenir ? OK, pas exactement, une entreprise engagé ne brave pas d’interdit comme Antigone. Mais il me semble qu’il y a quelque chose de contestataire d’un ordre établi, dans cette invitation à “d’apporter leur pierre à la réinvention du système”. Avec Créon l’icône de cette responsabiltié conçue comme une conformité à des règles et des limites? Créon n’est plus le tyran de Sophocle, mais un roi pragmatique, responsable cherchant l’ordre et la stabilité dans l’intérêt de la population, acceptant les compromis, n’y reconnaît-on pas le monde politique actuel? Comme Anouilh, je ne veux rien conclure, juste mettre une perspective devant la difficulté ce défi très politique finalement, en espérant néanmoins que cette invitation au mouvement soit répondu par le plus grand nombre, qu’une Antigone se réveille en chacun de nous, afin que Créon n’ait plus d’autre choix que d’adapter la loi pour le bien du plus grand nombre!